vendredi 8 juin 2007

La partie immergée de nos émotions.



"Encore un autre grand changement du monde intérieur d'André Bolkonsky: mortellement blessé à la bataille de Borodino, couché sur la table d'opération d'un camp militaire, il est subitement rempli d'un étrange sentiment de paix et de réconciliation, d'un sentiment de bonheur qui ne le quittera plus; cet état de bonheur est d'autant plus étrange (et d'autant plus beau) que la scène est d'une extraordinaire cruauté, pleine de détails affreusement précis sur la chirurgie à une époque qui ne connaissait pas l'anesthésie; et ce qui est plus étrange dans cet état étrange: il fut provoqué par un souvenir inattendu et illogique: quand l'infirmier lui ôta ses vêtements "André se rappela des jours lointains de sa première enfance". Et quelques phrases plus loin: "Après toutes ces souffrances, André éprouva un bien-être qu'il ne connaissait plus depuis longtemps. Les meilleurs instants de sa vie, sa première enfance notamment, quand on le déshabillait, qu'on le couchait dans son petit lit, que sa nourrice lui chantait des berceuses, que, la tête enfouie dans son oreiller, il est heureux de se sentir vivre, - ces instants se présentaient dans son imagination non pas comme le passé, mais comme la réalité." C'est seulement plus tard qu'André aperçut, sur une table voisine, son rival, le séducteur de Natacha, Anatole, à qui un médecin était en train de couper une jambe.
La lecture courante de cette scène: "André, blessé, voit son rival avec une jambe amputée; ce spectacle le remplit d'une immense pitié pour lui et pour l'homme en général." Mais Tolstoï savait que ces révélations subites ne sont pas dues à des causes si évidentes et si logiques. Ce fut une curieuse image fugitive (le souvenir de sa petite enfance quand on le déshabillait de la même façon que l'infirmier) qui déclencha tout, sa nouvelle métamorphose, sa nouvelle vision des choses. Quelques secondes après, ce miraculeux détail fut certainement oublié par André lui-même ainsi qu'il est probablement immédiatement oublié par la plupart des lecteurs qui lisent des romans aussi inattentivement et mal qu'ils "lisent" leur propre vie."
Milan Kundera, Les testaments trahis.

Aucun commentaire: